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28 Novembre – DOMUS LUNAE LIBRI

 

 

— Ce soir ? Mais ce n’est pas un jour férié !

Quand j’avais répondu aux coups frappés à notre porte, Marian avait été la dernière personne que je m’étais attendu à voir sur mon seuil, emmitouflée dans son manteau. À présent, avec Lena, j’étais assis sur la banquette glacée de sa vieille camionnette turquoise, en route pour la bibliothèque des Enchanteurs.

— Une promesse est une promesse. Thanksgiving était hier, je te rappelle. C’est le pont du Vendredi noir[16]. Ça suffit amplement.

Marian disait vrai. Amma avait sûrement commencé à faire la queue au centre commercial dès l’aube, une poignée de coupons de réductions à la main. La nuit était tombée, et elle n’était toujours pas rentrée.

— La bibliothèque municipale de Gatlin est fermée, donc celle des Enchanteurs est ouverte.

— Mêmes horaires ? ai-je demandé tandis qu’elle bifurquait dans la Grand-Rue.

— Oui, a-t-elle acquiescé. De neuf à dix-huit. Ou plutôt, de vingt et une à six, a-t-elle précisé avec un clin d’œil. Toute ma clientèle n’est pas forcément apte à s’aventurer dehors en pleine lumière.

— Ce qui est assez injuste, a marmonné Lena. Les Mortels disposent de beaucoup plus de jours ouvrables, alors qu’ils lisent à peine.

— Je suis payée par les autorités du comté, a lâché Marian avec un haussement d’épaules. Si tu veux te plaindre, adresse-toi à elles. Mais n’oublie pas que vous pouvez conserver vos Lunae Libri d’autant plus longtemps.

Je l’ai regardée avec des yeux ronds.

— Lunae Libri, a-t-elle répété. « Livres de la lune ». Ou, si tu préfères, les « manuscrits des Enchanteurs ».

Je ne préférais rien du tout. J’avais surtout hâte de découvrir ce que les ouvrages de cette bibliothèque si particulière avaient à nous révéler, puisque nous manquions à la fois de réponses et de temps.

Nous sommes descendus de voiture. En voyant où nous étions, j’en suis resté comme deux ronds de flan. Marian s’était garée à moins de trois mètres de la Société Historique de Gatlin. Ou, pour reprendre une expression chère à ma mère et à sa collègue, la Société Hystérique de Gatlin. Qui abritait également l’état-major des FRA. Marian avait pris soin de ranger la camionnette assez loin du premier réverbère. Boo Radley patientait sur le trottoir, comme s’il avait deviné que nous viendrions ici.

— Ces Lunae bidules choses se trouvent au siège des FRA ? me suis-je exclamé.

— Domus Lunae Libri. La Maison des Livres de la lune. On dit Lunae Libri pour faire court. Ce n’est que l’entrée de Gatlin qui se situe ici.

J’ai éclaté de rire.

— Au moins, tu as le sens de l’humour de ta mère, a commenté Marian.

Nous nous sommes approchés du bâtiment désert. La soirée était idéale pour ce que nous nous apprêtions à faire.

— Ce n’est pas une mauvaise plaisanterie, a continué Marian. La Société Historique occupe le plus ancien édifice de la ville, après Ravenwood. Rien d’autre n’a survécu au Grand Incendie.

— N’empêche, les FRA et les Enchanteurs ? a marmonné Lena, ahurie. Tout les oppose !

— Tu découvriras plus tard qu’ils ont plus en commun que tu crois, a rétorqué Marian en sortant son trousseau de clés de sa poche. Ainsi, je suis membre des deux sociétés. Je suis neutre, a-t-elle précisé devant mon air hébété. Je pensais que tu l’avais compris, Ethan. Je ne suis pas comme toi. Tu me rappelles Lila, toujours trop impliquée…

Elle s’est interrompue. J’aurais pu terminer sa phrase. « Et regarde où ça l’a menée. »

Marian a pâli. Ses mots flottaient encore dans l’air, et elle ne pouvait rien dire ni faire pour les ravaler. Bien que blessé, je n’ai pas moufté. Lena a attrapé ma main, me tirant hors de moi-même.

Ça va, Ethan ?

— Neuf heures moins cinq, a repris Marian en consultant sa montre. Il est encore trop tôt pour que vous entriez, mais je dois être en bas à vingt et une heures précises, au cas où d’autres personnes nous rendraient visite ce soir. Suivez-moi.

Nous avons contourné l’immeuble obscur. Marian a tripoté son trousseau jusqu’à ce qu’elle isole un anneau, dont j’avais toujours pensé qu’il s’agissait d’un porte-clés, vu qu’il n’avait en rien l’air d’une clé. Une de ses moitiés était montée sur charnière. D’un geste expert, Marian, a fait jouer celle-ci, et le cercle s’est replié sur lui-même, se transformant en croissant de lune.

Elle a appuyé cette espèce de sésame sur une grille placée au niveau des fondations arrière de la maison, a tourné le poignet, et les barreaux ont glissé sur le côté, dévoilant des marches en pierre plongées dans le noir qui descendait vers des lieux encore plus sombres, le sous-sol du sous-sol des FRA. Une nouvelle rotation sur la gauche, et une rangée de torches plantées dans le mur s’est allumée. La cage d’escalier était maintenant éclairée de lumières vacillantes. J’ai distingué les mots DOMUS LUNAE LIBRI gravés dans l’arche de l’entrée, en bas. Nouveau tour de clé, et les marches se sont effacées, remplacées par la grille.

— On ne descend pas ? a protesté Lena.

Marian a passé la main à travers les barreaux. C’était une illusion.

— Comme vous le savez, je ne suis pas en mesure de lancer des sortilèges. Pourtant, il fallait protéger cet endroit des importuns. Macon a demandé à Larkin de fabriquer cet effet d’optique pour moi. Il passe régulièrement vérifier que son stratagème résiste au temps.

Marian est brusquement devenue grave.

— Bon, a-t-elle enchaîné. Puisque vous voulez entrer, je ne peux pas m’y opposer. Je ne peux pas non plus vous guider à l’intérieur, ni vous empêcher d’emprunter un livre, ni vous le reprendre avant que la Lunae Libri ne se rouvre d’elle-même.

Elle a posé une main sur mon épaule.

— Comprends-tu, Ethan ? Ceci n’est pas un jeu. Certains des ouvrages qui se trouvent en bas sont très puissants. Il y a également des objets qu’aucun Mortel, sauf moi et mes prédécesseurs, n’a jamais vus. Bien des livres sont défendus par un sortilège, d’autres portent malheur. Sois prudent. Ne touche à rien, laisse Lena s’en occuper.

Les cheveux de celle-ci fourchaient, sous l’effet de la magie qu’elle sentait émaner de ces lieux. J’ai acquiescé aux paroles de Marian, un peu anxieux. Personnellement, j’éprouvais plutôt une sorte de nausée, comme si c’était moi qui avais bu tout l’alcool de menthe, et non Link. Combien de fois Mme Lincoln et ses copines avaient-elles arpentées l’étage du dessus, inconscientes de ce sur quoi elles marchaient ?

— Quoi que vous dénichiez, a poursuivi Marian, rappelez-vous que vous devez être sortis d’ici avant le lever du soleil. Six heures précises. Si vous êtes en retard, vous serez coincés jusqu’à la prochaine ouverture de la bibliothèque des Enchanteurs, et j’ignore complètement si un Mortel survivrait à cette expérience. Est-ce clair ?

Lena a hoché la tête.

— On peut y aller, maintenant ? a-t-elle dit en prenant ma main, impatiente.

— Si Macon et Amma étaient au courant, ils me tueraient, a soupiré Marian. Allons-y.

— Un instant, Marian. As-tu… ma mère a-t-elle vu ça ?

Elle m’a dévisagé avec des yeux étrangement brillants.

— C’est elle qui m’a refilé le boulot, Ethan.

Sur ce, elle a disparu derrière la grille illusoire. Boo Radley a aboyé. Il était cependant trop tard pour rebrousser chemin.

 

Les marches étaient froides et moussues, l’atmosphère humide. Des choses mouillées, des choses qui galopaient, des choses qui se terraient… il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour se les représenter vivant confortablement ici.

Je m’efforçais de ne pas repenser aux derniers mots de Marian. Ma mère descendant cet escalier ? Impensable. Ma mère au courant de ce monde dans lequel je venais de débarquer avec mes gros sabots ou, à l’inverse et plus justement, ce monde qui venait de me piétiner allègrement ? Inconcevable. C’était ainsi, pourtant. J’avais du mal à ne pas m’interroger sur le pourquoi et le comment. Cela s’était-il produit par hasard, comme avec moi, ou avait-elle été invitée ? Qu’elle et moi partagions le même secret semblait rendre tout ceci étrangement plus réel, bien qu’elle ne soit plus là.

C’était moi qui, à sa place, arpentais ces gradins usés comme le sol d’une vieille église. Le passage était encadré par de grossiers moellons de pierre, les fondations d’une ancienne pièce qui avait existé longtemps avant que le bâtiment des FRA n’ait été érigé. J’ai regardé en bas, n’ai cependant distingué que des formes floues, des ombres dans le noir. Rien de bien commun avec une bibliothèque. Plutôt avec une crypte.

Au pied des marches, dans la pénombre ambiante, j’ai découvert d’innombrables petits dômes, là où les colonnes soutenaient la voûte du plafond. Il y en avait entre quarante et cinquante en tout. Lorsque mes yeux se sont habitués à l’obscurité, j’ai constaté que chaque pilier se distinguait des autres, d’aucuns étant même inclinés, tels des chênes ancestraux. Les ombres qu’ils projetaient sur la pièce circulaire évoquaient une sorte de forêt silencieuse et noire. Quel endroit terrifiant ! D’autant plus qu’il était impossible de mesurer sa taille, car ses limites se fondaient dans la nuit.

Marian a inséré une clé dans la première colonne, qui était marquée d’une lune. Les torches fixées aux murs se sont enflammées d’elles-mêmes, illuminant les lieux de lueurs vacillantes.

— Comme c’est beau ! a murmuré Lena.

Ses cheveux continuaient de boucler. Apparemment, la crypte avait sur elle un effet qui m’échappait et m’échapperait toujours.

C’est vivant. C’est puissant. Comme si la vérité, toutes les vérités étaient rassemblées ici, quelque part.

— Ces piliers ont été rapportés du monde entier, bien longtemps avant que j’apparaisse dans le tableau, a expliqué Marian avant de désigner quelques chapiteaux : Istanbul, Babylone, l’Égypte et l’œil d’Horus (quatre têtes de faucons en ornaient les coins), l’Assyrie.

Cette dernière colonne était sculptée d’une tête de lion impressionnante. Promenant une main sur les parois, j’ai découvert qu’elles aussi étaient sculptées, visages d’humains, de créatures mythiques, d’oiseaux qui, tels des prédateurs, surveillaient la forêt de piliers. Certaines pierres étaient gravées de symboles qui m’étaient inconnus, de hiéroglyphes appartenant à la langue des Enchanteurs et à d’autres cultures dont je n’avais jamais entendu parler.

Quittant la crypte, nous avons pénétré dans une salle qui avait l’air de servir de hall et, encore une fois, les flambeaux se sont allumés tout seuls, l’un après l’autre, comme s’ils suivaient notre progression. Au milieu, les colonnes s’arquaient autour d’un autel en pierre. Les étagères – du moins, ce qui me semblait l’être – partaient d’un cercle central, tels les rayons d’une roue, s’élançaient vers le plafond et formaient un labyrinthe effrayant où un Mortel avait toutes les chances de s’égarer. Dans la salle elle-même, il n’y avait rien de plus que les piliers et la table ronde.

Très calme, Marian a décroché une torche de son support en fer forgé comme un croissant de lune et me l’a tendue. Elle a répété l’opération avec Lena, puis elle même s’est servie.

— Visitez un peu les alentours, nous a-t-elle dit. Moi, je dois jeter un coup d’œil au courrier. Des fois que j’aie une demande de transfert.

— Parce qu’il existe d’autres bibliothèques comme celle-ci ?

— Naturellement, a répondu Marian en retournant vers l’escalier.

— Une minute ! Comment fonctionne le courrier, ici ?

— Comme chez toi. Carlton Eaton nous le livre, qu’il pleuve ou qu’il vente.

Le facteur était donc dans le secret. Bien sûr. Ce qui expliquait sans doute pourquoi c’était lui qui était passé chercher Amma au milieu de la nuit pour la conduire à son rendez-vous avec Macon. Carlton Eaton était-il aussi indiscret avec les lettres des Enchanteurs qu’avec les nôtres ? Quelles autres particularités de Gatlin et de ses habitants ignorais-je ? Je n’ai pas eu à poser la question.

— Nous ne sommes pas très nombreux, mais plus nombreux que tu le penses, a enchaîné Marian. N’oublie pas que Ravenwood date de bien avant ce bâtiment-ci. Le pays était une contrée d’Enchanteurs longtemps avant de devenir un comté de Mortels.

— Ce qui explique sûrement pourquoi vous êtes tous aussi bizarres, m’a taquiné Lena en m’assenant un coup de coude.

J’étais encore sous le coup de la révélation concernant Carlton Eaton. Qui d’autre était au courant de ce qui se passait réellement dans la ville, la seconde ville, celle aux bibliothèques souterraines magiques et aux nanas qui pouvaient commander aux éléments ou vous amener à sauter d’une falaise ? Qui d’autre appartenait au cercle des Enchanteurs, à l’instar de Marian et de Carlton Eaton ? De ma mère ?

Gros Lard ? Mme English ? M. Lee ?

Non, sûrement pas lui.

— Ne t’inquiète pas, Ethan, a ri Marian devant mon ébahissement. Quand tu auras besoin d’eux, ils te trouveront. C’est ainsi que ça fonctionne, depuis la nuit des temps.

— Attends ! ai-je crié en la retenant par la manche alors qu’elle s’apprêtait à s’en aller vaquer à ses occupations. Est-ce que mon père sait ?

— Non.

Au moins une personne chez moi qui, bien que cinglée, ne menait pas une double vie.

— Bon, bougez-vous, a lancé Marian. La Lunae Libri est cent fois plus vaste que n’importe quelle bibliothèque. Si vous vous perdez, revenez immédiatement sur vos pas. C’est la raison pour laquelle les rayonnages sont construits en roue de vélo. Si vous vous bornez à avancer et à revenir en arrière, vous risquez moins de vous égarer.

— Il est impossible de se perdre, quand on va tout droit, non ?

— Essaye donc, tu verras bien.

— Qu’y a-t-il au bout des rayonnages ? a demandé Lena. Enfin, au bout des allées ?

Marian l’a gratifiée d’un drôle de regard.

— Nul ne le sait. Personne n’a jamais réussi à se rendre aussi loin. Certaines allées se transforment en tunnels. Des parties de la Lunae Libri ne sont pas encore répertoriées, ni cartographiées. Il y a bien des aspects de cet endroit que je ne connais pas du tout.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? ai-je protesté. Toute chose a une fin. Il ne peut y avoir des rangées de livres qui courent sous toute la ville. C’est dément ! Imagine… tu te retrouverais soudain chez Mme Lincoln pour une tasse de thé ? Tu tournerais à gauche pour déposer un livre à tante Del dans le bled voisin ? Tu prendrais le tunnel de droite afin d’avoir une petite conversation avec Amma ?

J’étais pour le moins sceptique. Amusée, Marian m’a souri.

— À ton avis, de quelle façon Macon obtient-il ses nombreuses lectures ? Et comment expliques-tu que les FRA ne remarquent jamais un visiteur qui entre ou sort ? Gatlin est Gatlin. Ses habitants l’apprécient telle qu’elle est, telle qu’ils la croient être. Les Mortels voient ce qu’ils veulent bien voir. Une communauté d’Enchanteurs florissante s’est épanouie dans et autour de ce comté bien avant la guerre de Sécession. Cela remonte à très loin, Ethan, et ça ne changera pas tout d’un coup juste parce que, soudain, tu en as pris conscience.

— Je n’en reviens pas qu’oncle Macon ne m’ait jamais parlé de cet endroit, est intervenue Lena. Songez un peu à tous les Enchanteurs qui l’ont fréquenté.

Soulevant sa torche, elle a tiré un volume d’une étagère. Il était richement relié, lourd, et a dégagé un nuage de poussière qui s’est répandu partout. Je me suis mis à tousser. Elle en a déchiffré le titre.

— Abrégé de l’Enchantement. Nous sommes à la lettre A, j’imagine.

Elle a choisi un autre ouvrage, cette fois une boîte en cuir qui contenait un manuscrit parcheminé. Elle l’a extirpé de son coffret. Même la poussière semblait plus vieille et plus grise.

— L’Art d’Enchanter : création et confusion. Celui-ci est ancien.

— Prends-en soin. Il a plusieurs centaines d’années. Gutenberg n’a pas inventé l’imprimerie avant 1455.

Marian lui a repris le document, le maniant avec le soin qu’elle aurait mis à s’occuper d’un nouveau-né.

— L’Amérique confédérée des Enchanteurs, a lu Lena qui avait attrapé un livre en cuir ardoise. Il y avait des Enchanteurs pendant la guerre de Sécession ?

— Dans les deux camps, a acquiescé Marian. Le conflit a déchiré la communauté. Comme chez les Mortels.

Lena a levé les yeux vers la bibliothécaire tout en rangeant le volume poussiéreux sur son étagère.

— Dans ma famille, la guerre n’est pas terminée, n’est-ce pas ?

— Le président Lincoln a parlé un jour de « maison divisée », a-t-elle admis avec tristesse. J’ai bien peur que ce soit votre cas en effet, Lena. D’où ta présence ici, je te rappelle. Tu es venue chercher ce dont tu as besoin afin de donner un sens à ce qui est apparemment insensé. Alors, au travail.

— Il y a tellement de livres, Marian. Ne pouvez-vous pas nous mettre sur la bonne voie ?

— Inutile de me regarder comme ça. Je te répète que ce n’est pas moi qui ai les réponses, juste les ouvrages. Mets-toi au boulot. Nous suivons l’horloge lunaire, ici-bas. Attention à ne pas perdre la notion du temps. Les choses ne correspondent pas forcément à ce à quoi elles ressemblent.

Mes yeux faisaient la navette entre Lena et Marian. J’avais peur de les perdre de vue, l’une comme l’autre. La Lunae Libri était plus intimidante que je l’avais imaginée. Elle tenait moins de la bibliothèque que des catacombes. Quant au Livre des lunes, il pouvait être rangé n’importe où.

Lena et moi avons contemplé les rayonnages qui couraient à l’infini. Ni elle ni moi n’avons bougé.

— Je ne sais pas, a-t-elle murmuré. Peut-être que…

J’ai aussitôt deviné ce à quoi elle pensait.

— On essaye avec le médaillon ?

— Tu l’as sur toi ?

Hochant la tête, j’ai tiré le petit baluchon tiède de ma poche tout en tendant ma torche à Lena.

— Il faut que nous voyions ce qui se passe. Il y a sûrement quelque chose d’autre.

Dénouant le mouchoir, j’ai déposé le camée sur la table en pierre au milieu de la salle. Un éclat a traversé les prunelles de Marian. Il m’était familier. C’était celui qu’elle avait partagé avec ma mère chaque fois qu’elles avaient mis au jour une trouvaille extraordinaire.

— Souhaites-tu assister à cela ? lui ai-je demandé.

— À un point dont tu n’as pas idée.

Lentement, elle a pris ma main, cependant que j’attrapais celle de Lena. Nos doigts entremêlés ont effleuré le bijou. Un éclair aveuglant m’a contraint à fermer les paupières. J’ai vu de la fumée, j’ai senti le feu, nous avons disparu…

 

Genevieve souleva le Livre de façon à déchiffrer les mots sous la pluie battante. Elle savait que prononcer l’incantation reviendrait à défier les Lois de la Nature. Elle entendait presque sa mère la suppliant d’arrêter, de réfléchir au choix qu’elle s’apprêtait à faire.

Mais Genevieve ne pouvait s’interrompre. Il était hors de question qu’elle perdît Ethan.

Elle entonna les paroles :

 

CRUOR PECTORIS MEI, TUTELA TUA EST.

VITA VITAE MEAE, CORRIPIENS TUAM, CORRIPIENS MEAM,

CORPUS CORPORIS MEI, MEDULLA MENSQUE,

ANIMA ANIMAE MEAE, ANIMAM NOSTRAM CONECTE.

CRUOR PECTORIS MEI, LUNA MEA, AESTUS MEUS.

CRUOR PECTORIS MEI, FATUM MEUM, MEA SALUS.

 

— Taisez-vous, enfant, il est trop tard !

Ivy était au bord de la panique. La pluie tombait à verse, des éclairs fendaient les rideaux de fumée. Genevieve retint son souffle et attendit. Rien. Elle avait dû commettre une erreur. Elle se concentra afin de mieux distinguer les vers dans l’obscurité. Elle se mit à hurler dans la langue qu’elle connaissait la mieux :

 

SANG DE MON CŒUR, LA PROTECTION EST TIENNE.

VIE DE MA VIE, PRENDS LA TIENNE, PRENDS LA MIENNE,

CORPS DE MON CORPS, DE MA MOELLE ET DE MON ESPRIT,

ÂME DE MON ÂME, QUE SOIENT SCELLÉS NOS ESPRITS.

SANG DE MON CŒUR, DE MA LUNE ET DE MES SAISONS.

SANG DE MON CŒUR, DE MON SALUT ET DE MA DAMNATION.

 

Elle crut que ses yeux lui jouaient des tours quand les paupières d’Ethan battirent, luttant pour s’ouvrir.

— Ethan !

L’espace d’une seconde, leurs regards se croisèrent. Il s’efforça d’avaler une goulée d’air, essaya de parler. Genevieve plaqua son oreille contre ses lèvres, et elle sentit sa douce haleine sur sa joue.

— Je n’ai jamais cru ton père quand il affirmait qu’une Enchanteresse et un Mortel ne pouvaient vivre ensemble. Nous aurions trouvé une solution. Je t’aime, Genevieve.

Il glissa un objet dans la main de la jeune fille. Un médaillon.

Puis, aussi soudainement qu’ils s’étaient ouverts, ses yeux se refermèrent, et sa poitrine cessa de se soulever. Avant que Genevieve ait eu le temps de réagir, une décharge électrique traversa son corps, et elle éprouva la sensation du sang qui courait dans ses veines. Elle avait dû être frappée par la foudre. Des vagues de douleur la submergèrent.

Elle tenta de résister.

Puis tout devint noir.

 

— Doux Jésus ! La prends pas elle aussi !

Genevieve reconnut la voix d’Ivy. Où était-elle ? L’odeur la ramena à la réalité. Citrons brûlés. Elle voulut parler, mais sa gorge lui donnait l’impression d’être remplie de sable. Ses paupières papillotèrent.

— Dieu soit loué !

Agenouillée à ses côtés, Ivy la contemplait. La jeune fille toussa et tendit la main vers la vieille femme pour qu’elle se rapproche.

— Ethan ! souffla-t-elle. Est-il…

— Je suis désolée, enfant. L’est parti.

Genevieve se contraignit à ouvrir les yeux. Ivy sauta en arrière, comme si elle venait de croiser le diable en personne.

— Aie pitié, ô Seigneur !

— Quoi ? Que se passe-t-il, Ivy ?

La domestique s’efforça de formuler ce qu’elle voyait.

— Vos yeux, enfant. Y sont plus verts. Y sont jaunes. Jaune comme le soleil.

Genevieve se moquait de la couleur de ses yeux. Elle se moquait de tout, à présent qu’elle avait perdu Ethan. Elle fondit en larmes. La pluie redoubla, transformant la terre en boue.

— Faut que vous vous levez, mam’zelle Genevieve. On doit communiquer avec ceux de l’Autre-Monde.

Ivy tenta de la remettre sur ses pieds.

— Qu’est-ce que tu racontes, Ivy ?

— Vos yeux… je vous avais prévenue. J’avais parlé de cette lune, l’absence de lune. Faut qu’on découvre ce que ça veut dire. Faut qu’on consulte les Esprits.

— Si mes yeux sont étranges, c’est sûrement à cause de la foudre.

— Qu’avez-vous vu ? s’exclama la vieille, affolée.

— Allons, Ivy, qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi es-tu si bizarre ?

— Z’avez pas été frappée par la foudre. C’était aut’ chose.

Ivy retourna en courant en direction des champs de coton. Genevieve l’appela tout en essayant de se hisser debout, mais elle chancelait. Elle se rallongea, offrit son visage à la pluie. La pluie qui se mélangeait aux larmes de la défaite. Elle perdit la notion du temps, elle perdit conscience, revenant à elle par à-coups. La voix d’Ivy qui la hélait au loin lui parvint. Lorsqu’elle rouvrit les paupières, la domestique était de nouveau près d’elle, sa jupe ramassée dans une de ses mains.

Elle y avait transporté quelque chose, qu’elle laissa tomber sur le sol détrempé, à côté de Genevieve. Des flacons de diverses poudres et de ce qui ressemblait à un mélange de sable et de terre.

— Que fais-tu ?

— Une offrande. Aux Esprits. Eux seuls peuvent dire ce qui se passe.

— Calme-toi. Tu délires.

La vieille femme tira de la poche de sa robe un éclat de miroir qu’elle brandit sous le nez de sa maîtresse. Malgré l’obscurité, cette dernière vit clairement que ses prunelles flamboyaient. D’un vert profond, elles avaient viré à un or intense ; elles ne ressemblaient plus aux siennes. En leur centre, à la place de la pupille ronde et noire, elle distingua des fentes en amande pareilles à celles d’un chat. Écartant la glace, Genevieve se tourna vers Ivy.

Celle-ci ne lui prêtait pas attention, cependant. Elle avait déjà mixé les poudres et la terre qu’elle tamisait en les passant d’une main à l’autre tout en chuchotant dans la langue antique de ses ancêtres Gullah.

— Ivy ! Que…

— Chut ! J’écoute les Esprits. Y savent ce que vous avez fait. Y vont nous y dire. De la terre de son sang, du sang de mon sang…

Ivy se piqua le bout du doigt à l’aide de l’éclat de miroir et répandit quelques gouttes de sang sur le mélange qu’elle tenait.

— … Donnez-moi à entendre ce que vous entendez. À voir ce que vous voyez. À savoir ce que vous savez.

Elle se leva, bras brandis vers le ciel. La pluie roulait sur ses joues, des filets de boue maculaient ses vêtements. Elle prononça derechef quelques paroles dans sa langue ancestrale, puis…

— Non ! Elle voulait pas ça…

Elle se mit à gémir.

— Que se passe-t-il, Ivy ?

La vieille tremblait, se tordait les poignets, geignait.

— Non, non…

Se levant, Genevieve l’attrapa par les épaules.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que j’ai ?

— Je vous avais dit de pas jouer avec ce Livre. Je vous avais dit que c’était pas la bonne nuit pour les sortilèges. L’est trop tard, enfant. On peut pas revenir en arrière.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Z’êtes maudite, mam’zelle Genevieve. Z’avez été Appelée. Z’êtes Vouée, et r’en n’y fera. Un marché. On n’obtient r’en du Livre des lunes sans donner que’que chose en échange.

— Quoi donc ? Qu’ai-je donné ?

— Vot’ destin, petiote. Vot’ destin et çui de tout enfant Duchannes à venir.

Genevieve ne saisissait pas. Elle comprenait seulement qu’il lui était impossible de revenir sur ce qu’elle avait fait.

— Que veux-tu dire ?

— À la seizième lune, à la seizième année, le Livre prendra ce qui lui a été promis. Vot’ marché. Le sang de la lignée Duchannes qui sera Vouée aux Ténèbres.

— Toute la lignée ?

Ivy baissa la tête. Genevieve n’était pas la seule vaincue, cette nuit-là.

— Non, pas toute.

— Qui, alors ? s’écria la jeune fille, pleine d’espoir. Comment saurons-nous de qui il s’agit ?

— Le Livre choisira. À la seizième lune. Aux seize ans de l’héritier.

 

— Ça n’a pas marché.

La voix de Lena était étranglée, lointaine. Je ne voyais que de la fumée, je n’entendais que Lena. Nous n’étions pas dans la bibliothèque, nous n’étions pas dans la vision non plus. Nous étions quelque part entre les deux, et c’était horrible.

— Lena !

Un instant, j’ai distingué ses traits au milieu des volutes. Ses prunelles étaient immenses et sombres, le vert en semblait presque noir. Elle chuchotait, désormais.

— Deux secondes. Il n’a vécu que deux secondes avant qu’elle ne le perde.

Fermant les paupières, elle s’est volatilisée.

— L ! Où es-tu ?

— Ethan, le médaillon, ma lancé Marian, l’air d’être très loin, elle aussi.

J’ai palpé la dureté du camée. J’ai compris. Je l’ai laissé tomber.

 

Ouvrant les yeux, j’ai toussé, les poumons encore encombrés des vapeurs délétères de l’incendie. La pièce tournoyait, floue.

— Que diable fichez-vous ici, les enfants ?

Je me suis concentré sur le médaillon, et les contours de la salle se sont stabilisés. Gisant par terre, le bijou paraissait petit et inoffensif. Marian a lâché mes doigts. Macon Ravenwood se tenait au centre de la crypte, drapé dans son pardessus. Amma était juste à ses côtés, vêtue de son beau manteau – même si elle l’avait boutonné de travers. Elle agrippait son sac. Je n’aurais su dire lequel des deux était le plus furieux.

— Désolée, Macon, est intervenue Marian. Vous connaissez les règles. Ils m’ont demandé de l’aide, et je suis obligée d’obtempérer.

Amma l’a disputée avec une véhémence telle, qu’on aurait pu croire qu’elle venait d’asperger notre maison de gasoil.

— Pour moi, tu es surtout obligée de veiller sur le fiston de Lila et la nièce de Macon. Or, je n’ai pas l’impression que c’est ce que tu fais.

Je m’attendais à ce que Macon morigène également la bibliothécaire. Il n’a pas dit un mot, cependant. Soudain, j’ai saisi pourquoi. Il secouait Lena, qui s’était effondrée sur l’autel. Bras écartés, face contre la pierre rude. Inconsciente, apparemment.

— Lena !

Ignorant son oncle, je l’ai prise dans mes bras. Ses prunelles étaient toujours aussi noires et fixaient quelque chose au-delà de moi.

— Elle n’est pas morte, a diagnostiqué Macon. Elle dérive. Je pense réussir à l’atteindre.

Il s’est mis à l’œuvre, tripotant sa bague en argent. Son regard était étrangement illuminé.

— Lena ! Reviens !

J’ai serré son corps inerte contre moi. Macon marmonnait des paroles inintelligibles. Les cheveux de sa nièce ont commencé à s’agiter sous l’effet du vent invisible et surnaturel qui m’était maintenant familier ; que j’en étais venu à surnommer le Souffle Enchanteur.

— Pas ici, Macon, a dit Marian d’une voix tremblante tout en feuilletant un livre poussiéreux. Vos sortilèges sont inefficaces, ici.

— Il ne lance pas de sortilège, Marian, l’a corrigée Amma. Il Voyage. Les Enchanteurs n’en sont pas capables. Seuls ceux comme Macon peuvent se rendre là où elle est partie. Dessous.

Elle s’efforçait de parler de façon rassurante, sans être très convaincante, toutefois. J’ai compris qu’elle avait raison quand j’ai senti un froid s’installer au-dessus du corps vide de Lena. Où qu’elle soit, ce n’était pas dans mes bras. Elle se trouvait très loin. Même moi qui n’étais qu’un humble Mortel, je le devinais.

— Je vous répète que cet endroit est neutre, Macon, a insisté Marian. Vous êtes impuissant, dans une pièce souterraine.

Elle allait et venait, agrippant son livre comme s’il était d’un secours quelconque. Sinon qu’il ne renfermait aucune réponse. Comme elle nous l’avait signifié en personne, aucun Enchantement ne nous aiderait en pareille situation. Me souvenant des rêves, et de la boue à travers laquelle je tirais Lena, je me suis demandé si, en cet instant, elle était là où je la perdais systématiquement.

Macon a pris la parole. Ses yeux étaient ouverts, vides. On aurait dit qu’ils regardaient vers l’intérieur, là où se trouvait Lena.

— Écoute-moi, Lena. Elle ne peut pas te retenir.

Elle. J’ai contemplé les prunelles vides de Lena.

Sarafine.

— Tu es forte, Lena. Défends-toi. Brise son étreinte. Elle est consciente de ne pas être en mesure de te garder. Elle te guettait dans l’ombre. Tu dois t’en sortir seule.

Marian a surgi avec un verre d’eau. Macon l’a renversé sur le visage et dans la bouche de sa nièce. Qui n’a, malheureusement, pas réagi. C’en était trop. La recouchant sur la table, j’ai attrapé son menton et je l’ai embrassée. Fort. L’eau a dégouliné entre nos lèvres. J’ai eu l’impression de faire du bouche-à-bouche à une noyée.

Réveille-toi, L. Tu ne vas pas me quitter maintenant. Pas comme ça. J’ai plus besoin de toi qu’elle.

Elle a battu des paupières.

Ethan. Je suis fatiguée.

Elle a peu à peu recouvré la vie, recrachant l’eau qui l’étranglait sur sa veste. Malgré moi, j’ai souri. Elle m’a rendu mon sourire. Si cette scène s’apparentait aux rêves, nous venions d’en changer la fin. Cette fois, j’avais tenu bon. Pourtant, au fond de moi, je pense que je savais. Ce qui venait de se produire n’était pas le moment où elle m’échappait ; il n’était que le début.

Mais, quand bien même, je l’avais sauvée.

J’ai voulu la reprendre dans mes bras afin de sentir le courant qui nous unissait d’habitude. Je n’en ai pas eu le temps. Se redressant brutalement, elle m’a esquivé.

— Oncle Macon !

Ce dernier se tenait de l’autre côté de la salle, adossé à un mur, l’air d’avoir du mal à rester debout. Il a appuyé sa tête contre la pierre. Il transpirait, le souffle court, sa peau était blanche comme de la craie. Lena s’est précipitée vers lui, s’est accrochée à lui, telle une enfant soucieuse de son père.

— Tu n’aurais pas dû. Elle risquait de te tuer.

Quoi que l’activité surnommée Voyage suppose et signifie, l’effort semblait épuisant.

C’est donc ainsi qu’œuvrait Sarafine. Et cette présence, cette créature indéfinie, était la mère de Lena.

Si une simple visite de la bibliothèque impliquait autant de danger, je n’étais pas sûr d’être prêt à affronter ce qui se produirait d’ici les prochains mois.

Qui avaient des allures de demain. Soixante-quatorze jours.

 

Toujours trempée, Lena était enroulée dans une couverture. Elle avait l’air d’avoir cinq ans. J’ai jeté un coup d’œil au lourd battant en chêne derrière elle en songeant que j’avais peu de chances de jamais retrouver mon chemin seul. Nous avions parcouru une trentaine de pas le long des rayonnages avant de descendre un escalier et de franchir une série de petits passages jusqu’à un bureau douillet qui constituait une sorte de salle de lecture. Le couloir m’avait paru interminable et ponctué de portes, au point de se croire dans un hôtel souterrain.

Dès que Macon s’était assis, un service à thé en argent s’était matérialisé sur la table. Il comportait cinq tasses et une assiette de biscuits. Au stade où nous en étions, Cuisine était peut-être dans les parages, elle aussi. J’ai regardé autour de moi. Je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où je me trouvais, sinon que j’étais quelque part à Gatlin et pourtant plus éloigné de Gatlin que je ne l’avais jamais été.

De toute façon, je ne jouais pas dans ma cour, là.

J’ai essayé de réinstaller confortablement dans la chaise en cuir qui aurait pu appartenir à Henry VIII. D’ailleurs, c’était peut-être le cas. La tapisserie suspendue au mur semblait provenir d’un château. Ou de Ravenwood. Ses fils bleu nuit et argent tissaient une constellation. Chaque fois que mes yeux se posaient dessus, la Lune avait changé de phase.

Macon, Marian et Amma étaient assis de l’autre côté de la table. Affirmer que Lena et moi étions dans les ennuis jusqu’au cou était une litote. Macon était en proie à une telle rage que sa soucoupe en tressautait devant lui. Amma avait carrément dépassé le stade de la rage et s’en prenait à Marian.

— Qu’est-ce qui t’amène à croire que tu as le droit de décider que mon garçon est prêt pour le Monde Souterrain ? Lila t’écorcherait vive de ses propres mains si elle était là. Tu ne manques pas de culot, Marian Ashcroft.

Les mains de l’interpellée ont tremblé quand elle s’est emparée de sa tasse.

— Ton garçon, Amma ? a interjeté Macon. Et qu’en est-il de ma nièce ? Il me semble que c’est elle qui a été attaquée.

Après nous avoir réglé notre compte, Macon et Amma se chamaillaient. Je n’ai pas osé me tourner vers Lena.

— Tu n’as fait que provoquer des embêtements à tout le monde depuis ta naissance, Macon, a rétorqué Amma avant de s’adresser sèchement à Lena. Je n’en reviens pas que tu aies attiré mon garçon là-dedans, Lena Duchannes.

Cette dernière a craqué.

— Bien sûr que je l’ai entraîné là-dedans, s’est-elle emportée. Je suis l’incarnation du mal. Quand l’admettrez-vous ? Et ça ne va qu’empirer au fil des semaines !

Le service à thé s’est envolé et s’est figé en l’air. Macon l’a contemplé sans sourciller. Un défi. Le plateau est lentement redescendu sur la table. Lena a regardé son oncle comme s’ils étaient seuls.

— Je vais être Vouée aux Ténèbres, et tu n’y changeras rien.

— Faux.

— Ben tiens ! Puisque je te dis que je finirai comme ma…

Elle s’est tue, incapable de lâcher le mot. La couverture a glissé de ses épaules, elle m’a saisi la main.

— Tu dois t’éloigner de moi, Ethan. Avant qu’il ne soit trop tard.

— Cesse d’être aussi crédule, s’est irrité Macon. Tu ne deviendras pas Ténèbres. Elle veut seulement te pousser à le croire.

Le dédain avec lequel il avait prononcé le « elle » m’a rappelé celui qu’il employait en parlant de Gatlin.

— Tout est tellement… apocalyptique, avec les ados, a murmuré Marian en reposant sa tasse.

Amma a secoué la tête.

— Certaines choses sont destinées à être, a-t-elle soupiré. D’autres exigent qu’on intervienne. Rien n’est encore inscrit, pour ce qui concerne Lena.

— Ils ont raison, ai-je tenté de rassurer cette dernière. Tout ira bien.

Elle m’a lâché brutalement.

— Tout ira bien ? a-t-elle répété. Ma mère, un Cataclyste, essaye de me tuer. Une vision vieille de cent ans vient de nous apprendre que notre famille est damnée depuis la guerre de Sécession. J’aurai seize ans dans deux mois. Tu as quelque chose à ajouter, Ethan ?

Tendrement, j’ai repris sa main. Elle ne m’a pas repoussé.

— J’ai partagé ta vision, je te rappelle. Le Livre choisit son dû. Il ne te choisira peut-être pas ?

J’avais conscience de me raccrocher à de faux espoirs, mais je n’avais rien d’autre.

En m’entendant, Amma avait cependant violemment reposé sa tasse. Elle a fusillé Marian du regard.

— Le livre ? a demandé Macon en me transperçant des yeux.

Malgré mes efforts, je n’ai pas réussi à lui tenir tête.

— Celui de la vision, ai-je avoué.

Pas un mot, Ethan.

Nous devrions leur dire. Nous ne nous en sortirons pas seuls.

— Ce n’est rien, oncle M. De toute façon, nous ne comprenons même pas ce que signifie cette vision.

Lena résistait. Vu ce qui s’était passé cette nuit, je n’étais pas d’accord avec elle. Tout échappait à notre contrôle. J’avais l’impression de me noyer et de ne pas être en mesure de me sauver, encore moins de sauver Lena.

— Elle signifie peut-être que tous les membres de ta famille ne sont pas forcément Voués aux Ténèbres quand ils sont Appelés. Pense à Del. À Reece. Crois-tu vraiment que la petite Ryan deviendra Ténèbres alors qu’elle a le don de soigner les autres ?

Lena s’est rencognée dans sa chaise.

— Tu ne connais pas du tout ma famille.

— Il n’a pas tort, est intervenu Macon, exaspéré.

— Tu n’es pas Ridley, ai-je insisté. Tu n’es pas ta mère non plus.

— D’où tiens-tu ça ? Tu ne l’as jamais rencontrée. Moi non plus, d’ailleurs, sauf lors des agressions psychiques qu’elle m’inflige et que personne n’a l’air de pouvoir empêcher.

— Nous n’étions pas préparés à des attaques de ce genre, a plaidé Macon en se voulant rassurant. J’ignorais qu’elle était capable de Voyager. Qu’elle partageait certains de mes pouvoirs. Ce don n’est pas offert aux Enchanteurs, d’habitude.

— Personne ne sait rien d’elle ou de moi.

— C’est pourquoi nous avons besoin du Livre.

Cette fois, j’avais regardé Macon droit dans les yeux.

— De quel livre parlez-vous ? s’est-il impatienté.

Ne dis rien, Ethan.

Nous n’avons pas le choix.

— De celui qui est responsable de la damnation de Genevieve.

Macon et Amma ont échangé un coup d’œil. Ils avaient déjà compris.

— Le Livre des lunes, ai-je enchaîné. Si la malédiction vient de lui, il doit renfermer le moyen de la briser, non ?

Le silence est tombé sur la pièce.

— Macon…, a commencé Marian.

— Restez en dehors de cela, lui a-t-il ordonné. Vous n’avez déjà que trop interféré. De plus, le soleil se lèvera dans quelques minutes.

Marian aussi était au courant. Elle savait où se trouvait le Livre des lunes, et Macon tenait à ce qu’elle n’en révèle rien.

— Où est-il, tante Marian ? ai-je persisté. Tu dois nous aider. C’est ce que ma mère aurait fait. Tu n’es pas censée prendre parti, je te rappelle.

Si ce n’était guère loyal, c’était vrai. Amma a levé les mains, les a laissées retomber sur ses genoux. Un signe de défaite. Ce qui était rare, chez elle.

— On ne peut arrêter ce qui a été mis en branle, Melchizedek. Ils ont tiré sur le fil, et ce vieux pull ne pourra que se détricoter.

— Il existe un protocole, Macon, a renchéri Marian. Je suis obligée de répondre à leur question.

Se tournant vers moi, elle a ajouté :

— Le Livre des lunes n’est pas dans la Lunae Libri.

— Qu’en sais-tu ?

Mâchoires serrées, le regard sombre de fureur, Macon s’est levé pour partir. Quand il a daigné parler, sa voix a résonné, solennelle et forte.

— Elle le sait, parce que ces archives ont été baptisées d’après cet ouvrage. Il s’agit de l’œuvre la plus puissante qui soit, d’ici-bas à l’Autre-Monde. C’est elle aussi qui a voué notre famille à une damnation éternelle. Or, elle a disparu depuis plus d’un siècle.

16 Lunes
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